Les bûchers

MI10B

Par Didier Nebot

Voilà comment se déroulait les processions à Tolède devant les souverains.

Sur la place Zocodover de Tolède avait été édifié un imposant amphithéâtre que présideraient les souverains. A droite, les invités les plus prestigieux, les différents conseils d’Espagne et les inquisiteurs, Torquemada en tête. A gauche, d’étroites et solides cages dans lesquelles seraient enfermés les hérétiques. La nuit avait été particulièrement agitée, de nombreux paysans et villageois des environs avaient dormi à la belle étoile afin d’être aux premières loges.

Les gradins de la tribune d’honneur se remplirent en quelques instants et, à huit heures précises, le roi et la reine parurent au balcon sous les acclamations de la foule.

Au même instant, la procession partit de l’église. Charbonniers armés de piques, dominicains en prière, grands dignitaires de l’inquisition, vêtus de manteaux ornés de croix blanches et noires, et hallebardiers en noir et blanc avançaient fébrilement. Ils ne mirent que quelques minutes pour atteindre la place Zocodover. La populace piaffait d’impatience en attendant l’arrivée des hérétiques.

La veille au soir, les geôliers les avaient rassemblés dans la salle commune de la prison. Ils étaient restés debout toute la nuit, tandis que les dominicains les exhortaient à se repentir.

Les prêtres ne leur avaient laissé aucun répit, les harcelant jusqu’au petit matin. On les affubla du san-benito, un scapulaire étroit de laine jaune sur lequel était brodée une croix rouge qui descendait jusqu’aux genoux. Les marranes étaient voués au supplice des flammes.

On leur plaça une mitre de carton sur la tête, un cercle de genêt autour du cou, une torche de cire verte à la main, et ils sortirent de prison. Le spectacle commençait enfin.

En tête du cortège on avait placé les effigies en carton de ceux qui étaient morts en prison ou avaient fui l’Espagne.

Les restes de ceux qui avaient été enterrés furent déterrés et mis dans une urne pour être jetés aux flammes. Suivaient ceux qui se trouvaient convaincus d’hérésie mineure : ils seraient fouettés en place publique et passeraient le restant de leurs jours dans l’affliction. Ils étaient une trentaine.

Les “obstinés” fermaient la marche, entourés par une nuée de prêtres. L’un d’entre eux réussit à faire glisser son bâillon et hurla : “Honte à toi, Isabelle, et malheur à toi, peuple d’Espagne ! Dieu ne te pardonnera jamais tes crimes envers le peuple juif. ” Il n’eut pas le temps de poursuivre, les geôliers s’acharnaient déjà sur lui à coups de fouet.

Les condamnés arrivèrent sur la place Zocodover. On les plaça entre les familiers de l’Inquisition et les religieux en grande prière. Torquemada, coiffé de la mitre, se dirigea vers le roi, suivi des officiers de l’Inquisition. Il brandissait la croix et les Evangiles. Le souverain se dressa, leva vers le ciel l’épée royale, et jura sur le livre officiel du serment, gravé en lettres d’or, de défendre quoi qu’il advienne la foi catholique. La messe commença.

Les hérauts lurent les sentences.

La cérémonie dura plusieurs heures et Torquemada donna l’absolution à ceux, peu nombreux, qui avaient accepté de se repentir. Le roi se retira ensuite et les condamnés furent conduits en dehors de la ville, dans la vaste prairie où avaient été installés les bûchers. La foule suivait, hormis quelques citadins trop sensibles qui rentrèrent chez eux.

On jeta tout d’abord au feu les effigies des absents, puis les restes des hérétiques morts en prison ou décédés depuis longtemps. Les bourreaux s’occupèrent ensuite des vivants : ils étranglèrent, pour abréger leurs souffrances, deux hommes et trois femmes qui au tout dernier moment s’étaient repentis. Ils attachèrent aux piloris les irréductibles.

Les charbonniers répugnaient à utiliser du bois vert, car en se consumant il dégageait une épaisse fumée qui entraînait par asphyxie une mort trop rapide.

En moins de dix ans, cent quatorze mille personnes furent condamnées aux flammes ou à la prison. Isabelle et Ferdinand désiraient une Espagne unie, puissante, saine. Une Espagne de feu et de sang où la méfiance, la crainte, la dénonciation étaient le pain quotidien, où les bûchers dressaient leur silhouette macabre.

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