Il y a 634 ans le 9 Tamouz 5151 était perpétrés les premiers grands massacres de juifs en Espagne
L’année 1391 marqua l’un des grands désastres de l’histoire des Juifs d’Espagne avant leur expulsion en 1492.
Ce fut le début d’une ère de ténèbres, faite de pogroms qui se propageront par la suite dans tout le pays, ville après ville, pendant des mois.
Ces événements allaient bouleverser la carte du judaïsme ibérique et inaugurer une période d’oppression où beaucoup des nôtres furent contraints de se convertir, tout en restant fidèles en secret à leurs frères et à leur foi. On retiendra dans l’histoire du judaïsme la date du 9 Tamouz jour du début de l’extermination des juifs d’Espagne.
Tout commença le 9 Tamouz 5151 (6 juin 1391) à Séville, la capitale de la Castille méridionale, riche et peuplée, où vivait l’une des plus importantes communautés juives du royaume.
Depuis des années, l’archidiacre Ferrand Martinez haranguait les foules. Il prêchait la haine contre les Juifs, exigeant leur expulsion ou leur conversion forcée.
Il provoqua par ses sermons un climat de fureur populaire. Malgré les injonctions royales qui tentaient, mollement, de l’arrêter, il continua d’enflammer les esprits.
Le 9 Tamouz 5151, la foule, chauffée à blanc, attaqua la Judería.
Les portes du quartier furent forcées, les maisons pillées et incendiées, les habitants massacrés à coups d’épée ou brûlés vifs dans leurs demeures.
On y tua sans distinction : vieillards, femmes enceintes, enfants. La violence se déchaîna pendant des heures, les ruelles résonnaient de cris de terreur et les flammes dévoraient les synagogues et les archives communautaires.
Les rares survivants n’eurent d’autre choix que la conversion.
On estime que plus de 4 000 Juifs furent baptisés de force dans les jours suivants. Ceux qui échappèrent au massacre fuirent vers d’autres villes ou villages, mais le tumulte de cette violence se répandit à travers toute l’Espagne, semant la panique parmi les communautés juives.
Quelques semaines plus tard, en juillet 1391, la vague meurtrière atteignit Tolède la capitale intellectuelle et spirituelle du judaïsme castillan.
Cette ville célèbre pour son mélange de cultures, où vivaient de grands rabbins, talmudistes, poètes et juges, vit son quartier juif pris pour cible en juillet.
Les chroniques racontent la même mécanique qu’à Séville : discours incendiaires tenus par des meneurs, complaisance ou impuissance des autorités municipales, puis soulèvement de la populace.
Là aussi la Judería fut envahie, pillée, incendiée, souillée. Les synagogues furent profanées. Des centaines de Juifs furent massacrés ou capturés, beaucoup ne durent leur survie que parce qu’ils acceptèrent de recevoir le baptême. Les familles furent séparées, les maisons confisquées et les livres saints brûlés, ici plus qu’ailleurs puisqu’on y trouvait les plus grands talmudistes et hommes de lettres du royaume.
La communauté juive de Tolède, jadis l’une des plus prestigieuses d’Europe, fut brisée. Les écoles talmudiques disparurent et les grandes figures rabbiniques furent décimées ou durent fuir précipitamment.
En août, la vague franchit la frontière de la couronne d’Aragon et ce fut le tour de Barcelone, qui vécut trois jours d’horreur.
Port florissant, cité commerçante cosmopolite, elle possédait un « call », quartier juif, dense et prospère. La violence y explosa les 5, 6 et 7 août 1391.
Le Premier jour, la foule chrétienne se réunit, fébrile chauffée à blanc par les rumeurs des massacres de Séville et de Tolède. Elle força les portes du quartier juif. Les premières maisons furent pillées, des incendies allumés pour forcer les Juifs à sortir ou mourir asphyxiés.
Le Deuxième jour, l’assaut se généralisa. On traquait les familles maison par maison, on massacra hommes, femmes et enfants, qu’on jetait même du haut des remparts. Les synagogues furent détruites.
Le Troisième jour, il ne restait plus rien à piller. Alors ce fut le chantage. Ceux qui voulaient survivre devaient se faire baptiser devant témoins, il y eut des conversions en masse. Des centaines de nouveaux chrétiens apparurent en quelques jours. La communauté juive fut réduite à néant.
Barcelone perdit ainsi l’une des plus anciennes et des plus illustres communautés juives d’Occident. Le « call » fut laissé en ruines.
À partir de ces grandes villes, la vague de pogroms se propagea dans presque toutes les localités d’Espagne et même aux Baléares et en Sardaigne, possessions aragonaises.
À Valence, Gérone, Lérida, Murcie, Majorque, Alcaraz, Burgos, Cuenca et bien d’autres villes, la foule envahit les juderías, les synagogues furent brûlées, les biens spoliés, les Juifs massacrés ou convertis de force.
Pour nous, descendants de ces communautés et pour la mémoire juive en général, 1391 restera une date maudite : le souvenir d’un monde détruit dans le feu et le sang, et le début d’une longue nuit d’oppression et de suspicion qui allait durer des siècles.
Dr Didier Nebot
EXTRAIT
LE MANUSCRIT SACRE « Rabbin Ephraïm Aln’kaoua »
Bibliographie
Textes de la disputation de Barcelone
La Dispute de Barcelone, Verdier, 1984
Disputation at Barcelona (Ramban). Shilo Publishing House (NY) (January 1983)
Essais contemporains
Cecil Roth, The Disputation of Barcelona (1263), The Harvard Theological Review, Vol. 43, No. 2 (Apr., 1950), pp. 117-144
Robert Chazan, The Barcelona “Disputation” of 1263: Christian Missionizing and Jewish Response [archive], Speculum, Vol. 52, No. 4 (Oct., 1977), pp. 824-842
Yitzhak Baer, A History of the Jews in Christian Spain (2 volumes, en anglais)
La grande œuvre classique sur le judaïsme espagnol médiéval. Volume I couvre précisément les tensions croissantes jusqu’en 1391 et décrit en détail l’explosion de violences. Une référence absolue pour l’étude du pogrom.
- Haim Beinart, The Conversos of Spain
Beinart a étudié toute la question des conversions forcées après 1391. Il décrit la vague de baptêmes, ses conséquences sociales et spirituelles, et la naissance du crypto-judaïsme. - Benzion Netanyahu, The Origins of the Inquisition in Fifteenth Century Spain
Bien qu’il se concentre sur l’Inquisition ultérieure, ce livre analyse en profondeur 1391 comme le point de départ du problème des conversos et de l’obsession inquisitoriale. Vision « longue durée ». - Jane S. Gerber, The Jews of Spain: A History of the Sephardic Experience
Un ouvrage synthétique et lisible qui consacre un chapitre détaillé aux pogroms de 1391 et à leur impact sur l’histoire sépharade. - Yom Tov Assis, The Golden Age of Aragonese Jewry: Community and Society in the Crown of Aragon 1213–1327
Bien qu’antérieur à 1391, ce livre éclaire le contexte : il montre la vitalité des communautés aragonaises avant les pogroms et aide à comprendre la rupture de 1391. - Haim Beinart (dir.), The Sephardi Legacy
Un recueil d’articles d’historiens. Plusieurs contributions y traitent spécifiquement de 1391 et des massacres ville par ville. - Norman Roth, Conversos, Inquisition, and the Expulsion of the Jews from Spain
Inclut une section sur 1391 et l’analyse des motivations sociales, économiques et religieuses des émeutiers. Bien documenté et nuancé. - Joseph Pérez, Histoire des Juifs d’Espagne (en français)
Un livre clair et bien écrit qui résume toute la période, avec un très bon chapitre sur 1391 : il évoque les sermons haineux, la dynamique des émeutes, et la vague de conversions.
Claude Stuczynski (dir.), Les Juifs et l’Espagne chrétienne (Turnhout, Brepols, 2015)
C’est un collectif savant (avec des contributions de plusieurs historiens français et internationaux) qui offre des chapitres précis sur la vie juive dans l’Espagne chrétienne, y compris la crise de 1391 et ses conséquences. Très utile pour un éclairage historiographique en français, avec des analyses récentes.
Joséphine Guespin-Michel, Les Juifs d’Espagne au Moyen Âge (Presses Universitaires de Rennes, 2018)
Un ouvrage de synthèse en français, lisible et sérieux, qui consacre des passages explicites aux violences de 1391, au climat religieux et social, et aux conversions forcées. Très pratique pour comprendre l’ensemble du contexte avant et après 1391.
Image : Miniature de Pierart dou Tielt (vers 1353), Bûcher des juifs – Gilles de Muisit – Domaine Public

- Expulsé d’Espagne : 31 juillet 1492 – Par Paola Tartakoff
« Se souvenir des événements marquants de 1492 en Espagne nous oblige à reconnaître la complexité des schémas de haine et l’urgence d’y remédier. »
Il y a quelques semaines à peine, j’étais émerveillé par le palais de l’Alhambra à Grenade. Mes étudiants de Rutgers et moi étions en voyage de deux semaines en Espagne pour découvrir les lieux que nous avions étudiés tout le semestre dans le cadre d’un séminaire d’honneur : vestiges de siècles de coexistence entre musulmans, chrétiens et juifs. À cet instant, l’architecture éblouissante de l’Alhambra, ses fontaines gracieuses et ses cours fleuries de roses nous ont coupé le souffle.
Pourtant, l’histoire pesait aussi sur nous. Nous savions que cette magnifique forteresse nasride fut livrée avec amertume aux Rois Catholiques, Ferdinand et Isabelle, le 2 janvier 1492, et que, par la suite, les musulmans furent convertis de force au christianisme. Nous savions aussi que, le 31 mars 1492, dans la splendide Salle des Ambassadeurs de l’Alhambra, Ferdinand et Isabelle signèrent un édit, le Décret de l’Alhambra, expulsant les Juifs d’Espagne. Ce document donnait aux Juifs espagnols quatre mois – jusqu’au 31 juillet – pour choisir entre abandonner leur religion ou quitter le pays où leurs familles avaient vécu pendant plus de mille ans.
Que pouvons-nous apprendre de ces deux Espagnes médiévales – d’un côté, terre de pluralisme religieux, de l’autre, symbole même de l’intolérance religieuse ? Se remémorer les événements marquants de 1492 en Espagne nous oblige à reconnaître la complexité des schémas de haine et l’urgence d’y remédier. Cela nous rappelle que la violence de masse ne surgit pas de nulle part. Elle est au contraire alimentée par une multitude de facteurs, dont de profonds antécédents de préjugés et de fanatisme. Cela nous rappelle également que les animosités sociétales ciblent rarement un seul groupe. Dans l’Espagne de la fin du Moyen Âge, juifs et musulmans ont tous deux subi des conversions forcées et l’exil. De fait, l’édit de 1492 a servi de modèle aux chartes régionales expulsant les musulmans convertis.
« Mes étudiants et moi avons été confrontés à ces vérités troublantes au cours des mois précédant notre voyage, alors que nous réfléchissions aux continuités, aux parallèles et aux différences entre le passé et le présent. »
L’Espagne médiévale est parfois considérée comme une utopie interconfessionnelle, une terre où musulmans, chrétiens et juifs vivaient en paix. Sous la domination musulmane, puis, initialement, sous la domination chrétienne, musulmans, chrétiens et juifs ont connu des périodes de prospérité économique et d’épanouissement culturel. Les membres de ces trois communautés ont collaboré intellectuellement, artistiquement, politiquement et financièrement, et les trois cultures se sont mutuellement façonnées. Une architecture spectaculaire – dont l’Alhambra de Grenade – et des chefs-d’œuvre littéraires, juridiques et scientifiques en arabe, hébreu, latin et espagnol comptent parmi les fruits de cette dynamique qui perdurent encore aujourd’hui.
Mais la coexistence des musulmans, des chrétiens et des juifs en Espagne n’a jamais été exempte de tensions.
Bien avant le 31 juillet 1492, l’Espagne fut le théâtre de violences religieuses massives : massacres, conversions forcées, tortures inquisitoriales et expulsions. En effet, les chrétiens convertirent de force des Juifs au christianisme dès le Ve siècle. En 1391, des milliers de Juifs furent baptisés à la pointe de l’épée. Ces « conversos » étaient soupçonnés de continuer à pratiquer le judaïsme en secret. Pour contrôler les croyances et les pratiques des conversos, Ferdinand et Isabelle instauraient la tristement célèbre Inquisition espagnole en 1478.
Entre-temps, la doctrine de la pureté du sang fut établie, affirmant que le « sang » juif et musulman était souillé, inférieur et indéracinable. Cette politique discriminatoire sous-tendait la marginalisation juridique des descendants de musulmans et de juifs, qu’ils soient baptisés ou non.
Ainsi, les expulsions massives de l’Espagne de la fin du Moyen Âge ont suscité des siècles de haine, même si elles ont marqué un tournant.
En 1492, et durant les années qui suivirent, des dizaines de milliers de Juifs fuirent l’Espagne (les estimations varient de 40 000 à plus de 150 000). Décrivant les exilés juifs de 1492, un témoin oculaire écrivit :
« [Au Portugal,] le roi se comporta [encore] pire envers [les Juifs espagnols] que le roi d’Espagne… Il les réduisit en esclavage et bannit sept cents enfants [juifs] sur une île lointaine… [En Afrique du Nord,] beaucoup moururent dans les champs de faim, de soif et du manque de tout… [Sur les navires qui les transportaient vers d’autres pays,] les équipages se montrèrent malveillants et les dérobèrent… [À Naples,] certains moururent de faim, d’autres vendirent leurs enfants pour survivre. Une épidémie éclata et beaucoup moururent, si bien que les vivants se lassèrent d’enterrer les morts. »
Le 31 juillet 1492 coïncidait notamment avec le neuvième jour du mois juif d’ Av. Jour de deuil collectif, le 9 Av commémore une série de tragédies de l’histoire juive, dont la destruction des premier et deuxième Temples de la Jérusalem antique. Ainsi, le chroniqueur du XVIe siècle Joseph Ha-Kohen a demandé que son récit de l’expulsion des Espagnols soit lu à voix haute chaque année le 9 Av.
L’expulsion de 1492 est entrée dans l’histoire juive au même titre que les calamités bibliques. « La peur des Juifs en 1492 était sans égale depuis l’exil de Juda », écrivit le courtisan juif Isaac Abravanel.

Des milliers de Juifs restés en Espagne se convertirent au christianisme. Au cours des décennies suivantes et au-delà, de nombreux conversos quittèrent la péninsule Ibérique, se dirigeant non seulement vers l’Afrique du Nord, l’Italie et la Méditerranée orientale, mais aussi vers Amsterdam et les Amériques, retournant parfois à la pratique ouverte du judaïsme. Parallèlement, l’Inquisition espagnole (et son institution sœur, l’Inquisition portugaise) prit de l’ampleur, établissant des tribunaux dans les colonies espagnoles et portugaises. En 1530, l’Inquisition espagnole avait envoyé quelque 2 000 conversos au bûcher. Elle poursuivit également les convertis à l’islam, les protestants et d’autres personnes accusées de déviance religieuse.
Les conséquences de ces événements défient toute énumération et continuent de faire la une des journaux. En 2015, dans un prétendu effort de réparation, le Parlement espagnol a voté l’octroi de la citoyenneté à toute personne pouvant prouver que parmi ses ancêtres figuraient des Juifs expulsés d’Espagne. Selon le ministère espagnol de la Justice, 132 226 personnes avaient déposé une demande à ce titre en octobre 2019. Cependant, mes étudiants sont toujours particulièrement choqués d’apprendre que les habitants de la ville espagnole de La Guardia continuent de célébrer la fête annuelle d’un garçon local fictif – le « Saint Enfant de La Guardia » – que l’Inquisition a faussement et fatalement accusé les Juifs et les Conversos d’avoir assassiné en 1491. Lire la suite